samedi 5 mai 2018

Transhumanisme : impasse idéologique et scientisme totalitaire



Le large espace médiatique dénué de critiques, aujourd’hui offert aux techno-prophètes du transhumanisme, impose à nos consciences assoupies la résonnance de contre-voix médicales et l’ouverture de contre-voies citoyennes à ce qui serait désormais le chemin obligé vers notre post-humanité, résultant de la convergence des NBIC (nanotechnologie, biologie, informatique, sciences cognitives). Qu’il provienne des soi-disant modérés ou des auto-déclarés radicaux du transhumanisme, leur discours de combat - stratégique en ce sens qu’il répond à un objectif global identifié : « La mort de la mort »[1] - s’articule autour de plusieurs mécanismes bien précis. Tout d’abord, une sémantique technomédicale profuse, s’appuyant sur des données scientifiques récentes, mais transformée en un objet politique invérifiable et donc, selon les transhumanistes, indiscutable. Le deuxième mécanisme observé est un dénigrement systématique de tous ceux n’adhérant pas aveuglément à leur vision mécanistique de la vie et qui seraient considérés comme minoritaires car ne répondant pas à la « demande sociale », avec l’emploi de termes péjoratifs comme « bio-conservateurs », « défaitistes face à la mort », combattants « d’arrière-garde », acteurs de l’« obscurantisme »… Le troisième mécanisme est une tactique de communication visant à faire croire que le débat sociétal a déjà été tranché et que la bataille du transhumanisme étant gagnée, toute volonté d’y résister serait vaine.

Bien que reconnaissant les enjeux éthiques et sociétaux majeurs suscités par un passage de l’Homme « réparé » à l’Homme « augmenté », il semble acquis pour les transhumanistes que s’opposer à cette évolution ne serait pas possible. Pire, ce serait aller contre une idéologie qui se « présente comme progressiste », faisant émerger un « technopouvoir » qui « tentera de se substituer au pouvoir politique ». L’Université de la Singularité (terminologie destinée à symboliser le moment de fusion entre l’Homme et la machine), dirigée par Ray Kurzweil et largement financée par Google, réunit pourtant des libertariens prônant une individualité radicale, que le respect des règles démocratiques et la recherche du bien commun n’intéressent pas. La volonté eugéniste se découvre, quand Laurent Alexandre reconnait que « le terme de sur-homme est très tentant » mais que « sa réutilisation par le nazisme a achevé de brouiller sa signification ». On peut alors légitimement s’interroger sur ce qu’adviendra de toutes celles et ceux n’adhérant pas à cette idéologie démiurgique et prométhéenne techno-centrée, visant à une « transformation radicale de l’Humanité » par une « domestication de la vie ».

Convoquant la pensée complexe d’Edgar Morin et la philosophie du « en même temps » de Paul Ricœur, les médecins, scientifiques et l’ensemble des citoyens doivent se saisir publiquement de ce débat et réaffirmer deux points essentiels. Le premier point est qu’accepter voire encourager les progrès scientifiques et médicaux afin d’améliorer la réparation des maladies et des accidents de la vie n’a rien de contradictoire avec le fait de s’opposer fermement à une utilisation purement mercantile – et bien sûr d’abord réservée à ceux qui en auront les moyens – de ces outils thérapeutiques pour un Homme « augmenté », synonyme d’inégalités « augmentées » elles aussi. Le deuxième point est qu’on ne peut accepter sans réagir cette vision libertarienne et/ou saupoudrée de bonne conscience égalitariste (ce qu’elle ne pourra pas être avec le modèle proposé) qui veut s’imposer de façon liberticide, dans une toute puissance assumée, faisant fi des cadres éthiques, moraux et juridiques existants, par des « transgressions toujours plus grandes et plus rapides […] soulevant chaque fois une indignation très vite absorbée par un nouveau déplacement des lignes ».

La force actuelle des transhumanistes réside aujourd’hui dans leurs capacités financières gigantesques et leur surface médiatique exempte de contre-pouvoirs critiques. Une analyse sur le fond et la forme de leurs prises de paroles permettraient pourtant de mettre facilement en évidence un certain nombre d’hypothèses simplificatrices et de contre-vérités médico-scientifiques à tonalité idéologique auto-prophétique. La démesure des discours de ces néo-techno-philosophes est plus proche de la guerre psychologique et de la désinformation que de la Philosophie des Lumières dont ils se réclament. Pouvons-nous laisser se dérouler « ces expérimentations brutales et hasardeuses sur notre espèce, dont l’Homo sapiens ne sortira pas indemne ?[2]» , s’interrogeait récemment le père scientifique du premier bébé-éprouvette, Jacques Testart.

Plus proche du « mythos » (le récit) que du « logos » (la connaissance), la vision nanomécanistique des propagandistes du transhumanisme efface également d’un trait tous les déterminants socio-économiques qui participent aux inégalités face aux maladies et à l’accès aux soins, tout comme les enjeux démographiques et climatiques qui menacent déjà notre planète. Dans une volonté assumée de « maitrise totale de soi et du monde », ils nient une complexité faite d’incertitudes, de hasards et d’imperfections, choisissant comme solution d’« euthanasier la mort » et la « domestication de la Nature, comme de la Nature humaine ». Qu’en sera-t-il des imparfaits, des inadaptés, des récalcitrants, dans ce monde trans/post-humain, « augmenté » et totalitaire ? Pour que "l'humanisme, à savoir l'épanouissement humain, [ne] cède le pas au posthumanisme technologique"[3], chacun doit désormais prendre ses responsabilités et se positionner. 

En tant que médecin, je ne souhaite pas devenir un « nano-ingénieur » au service d’une idéologie malsaine techno-prophétique promettant inéluctablement la fin de la mort. En tant que citoyen, je défends un monde fait de pluralité, d’humanité – certes imparfaite – et de progrès. Un monde qui ne vise pas la Singularité technologique au profit d’une minorité, mais un monde où l’on tente de soigner maladies et inégalités en réfléchissant en toute conscience aux bienfaits, et non à la toute-puissance, de la science. 



[1] « La mort de la mort » Laurent Alexandre, Ed J.C Lattes 2011
[2] « Au péril de l’humain. Les promesses suicidaires des transhumanistes » J. Testart et A. Rousseaux, Ed Seuil, 2018
[3] « Le mythe de la Singularité » J.G. Ganascia, Ed Seuil, 2017