Professeur agrégé de philosophie et Maître de
conférences de philosophie à l’Université de Reims et à l’Institut d'études
politiques d'Aix-en-Provence, spécialiste de philosophie morale et politique,
qui a notamment publié : Un si
fragile vernis d’humanité : banalité du mal, banalité du bien 2005, Du
bon usage de la torture, ou comment les démocraties justifient 2008, L'ère
des ténèbres 2015.
Le récit bouleversant publié par
Jérôme Larché de sa rencontre, en 2011, avec les
toxicomanes de Kaboul, la description de leurs effroyables conditions de vie
dans les égouts et les souterrains de la ville, annonçaient ce qu'on pouvait
attendre d'humanité chez un médecin qui n'hésitait pas à se rendre, avec son
équipe, dans les lieux les plus déshérités de la terre et à apporter soin et
aide à ceux que plus personne ne distinguait des déchets et des immondices au
milieu desquelles ils survivaient. Ces damnés n'avaient rien de l'attrait qui
attire le regard des médias vers les victimes des guerres et des catastrophes
naturelles, lorsque leur détresse est assez spectaculaire pour être montrée et
faire un « sujet », comme on dit. Mais au-delà de la bienveillance de
l'homme et de la compétence du praticien se voyait déjà tout le jeu agile dont
l'humanitaire doit faire preuve en des circonstances qui sont toujours
particulières : avec la police qu'il faut «intéresser » à la présence
de médecins pour que cesse la brutalité, le racket, l'exploitation ; avec
les personnes elles-mêmes, dégradées, perdues dans leur errance fantomatique,
mais toujours pleinement humaines ; avec la nature même du soin qui commencera,
en l'occurrence, par la distribution de seringues stérilisées – c'est à chaque
fois, une difficile négociation avec le réel qui est exigée où les principes de
la morale ont peu de part et l'intelligence de la situation beaucoup.
De ces années de pratique en
Afghanistan et sur de multiples théâtres d'opération, Jérôme Larché n'a pas tiré la tranquille leçon
qu'il serait temps pour lui de cultiver son jardin et de laisser les hommes à
leur incurable capacité de se faire souffrir. Ce qu'il a vécu, il faut encore
qu'il le pense, qu'il tire de ce matériau personnel une réflexion théorique
plus générale et plus vaste. Ce qu'il nous livre aujourd'hui, c'est le résultat
d'un travail intellectuel, mené de longue haleine, où les disciplines se
croisent – l'histoire, la sociologie, la science politique, la philosophie,
mais aussi l'économie et la santé publique - puisque aucune ne suffit à dire la
complexité de pratiques aux prises avec des résistances et des obstacles qu'il
faudra toujours vaincre, mais que la meilleure stratégie ne parviendra pas
toujours à surmonter, ou alors au prix de compromis, sinon de concessions, qui
vous font perdre votre innocence.
Le regard critique que l'auteur
porte sur la réalité in concreto de l'assistance humanitaire et les
multiples pièges qui la guettent est sans concession. Là réside son plus grand
mérite. Voici, tout d'abord, ces oppositions qui viennent de l'extérieur – les
multiples formes de récupération politique ou encore la nécessité de composer avec toutes sortes
d'acteurs, étatiques ou non, peu intéressés, voire hostiles à cette cause –
mais aussi les contradictions qu'elle génère en son sein – ne participe-t-elle
pas, à sa manière, au grand processus libéral de la mondialisation plutôt que
de le remettre en cause, lui apportant simplement une sorte de correction à la
marge ?
La documentation très riche et
précise nourrit des analyses lucides, dont l'honnêteté pourrait avoir quelque
chose de désabusé, mais qui ne l'est jamais. Certes, nous parcourons avec
l'auteur la scène dévastée du monde où le mal est plus souvent le fait de
l'homme que de la nature. Mais de ces souffrances, de ces misères que les
organisations humanitaires s'efforcent de prendre en charge et de soulager, non
sans ambiguïtés, il s'agit, en somme, de ne jamais s'accommoder. Aussi est-ce,
au bout du compte, un message d'espérance que Jérôme Larché nous délivre. Et cette leçon est
d'autant plus encourageante qu'elle ne s'épargne rien de ce qui jour après
jour, avec une sorte de répétition lancinante, vient contrarier la mise en
œuvre d'une éthique universelle du soin. Ce livre, oui, est un bel exercice de
courage.